9 SEPTEMBRE SAINT PIERRE CLAVER CONFESSEUR (1580-1654)
Celui qui signait : « Esclave des nègres pour toujours, » et que Léon XIII a déclaré, pour toujours aussi, protecteur céleste de toutes les missions parmi les noirs, l’héroïque apôtre de Carthagène, naquit d’une famille très noble, mais de fortune médiocre, le 26 juin 1580, au bourg de Verdù en Catalogne.
Tout jeune, et à la grande joie de ses pieux parents, il déclarait sa volonté d’être prêtre ; mais cette piété précoce ne l’empêchait pas d’être un enfant plein de gaieté et de vie, d’égal entrain pour le jeu et le travail, d’affabilité prévenante pour tous. A l’âge de 15 ans, déjà tonsuré par l’évêque de Vicence, il partit pour Barcelone, où il compléta ses études avec un plein succès. Il y fit connaissance des Pères de la Compagnie de Jésus, conçut le désir de devenir leur frère ; mais dans l’humilité de son cœur, il n’osait le manifester. Enfin, son confesseur — l’encourageant, il demanda et obtint sans peine d’être reçu au noviciat de Tarragone ; il avait 22 ans.
Dès lors, et toute sa vie, il donna l’exemple soutenu de l’obéissance et de l’humilité ; il était la règle vivante. Après avoir fait le pèlerinage rituel des novices à l’abbaye de Mont-Serrat, où il vénéra les traces de son bienheureux Père saint Ignace, il prononça ses premiers vœux le 8 août 1604 ; puis, quelques mois passés au juvénat, où son talent se mit en plein jour, il fut envoyé pour faire sa philosophie dans l’île de Majorque. Un homme l’y attendait, un simple frère coadjuteur, le portier du collège, un saint. Du frère Alphonse Rodriguez, Pierre Claver recevrait sa direction définitive, apprendrait les secrets de la perfection, connaîtrait la vocation effrayante et merveilleuse que Dieu lui destinait. Humblement, avec une respectueuse et ardente soumission, il recueillit les conseils et les révélations du pauvre portier; il les mit à profit, si bien que, son cours de philosophie achevé par la soutenance publique d’un grand Acte, il ne désirait, il ne demanda autre chose que d’être envoyé en Amérique pour évangéliser les malheureux esclaves.
Le Père provincial, sans lui refuser cette grâce, lui ordonna de l’attendre en faisant à Barcelone ses études théologiques. Mais deux ans après, en avril 1610, ses instances avaient vaincu, et il partait pour la mission tant désirée, ayant eu le courage de se refuser la joie d’embrasser une dernière fois ses vieux parents. Arrivé dans les premiers jours d’août à Carthagène, il fut d’abord employé aux offices domestiques. Son humilité s’y plut si fort, qu’il sollicita la grâce de demeurer toujours au rang des frères coadjuteurs. Mais les supérieurs n’avaient garde, en la
lui accordant, de retirer aux âmes un apôtre qui apparaissait leur devoir être si bienfaisant. Claver dut continuer ses études théologiques, qu’il termina aussi brillamment que sa philosophie ; ensuite il consacra à la vie intérieure sa troisième année de probation. Enfin ordonné prêtre le 19 mars 1616, il était, au comble de ses vœux, adjoint, puis substitué au Père de Sandoval pour le ministère des esclaves nègres. Un peu plus de six ans après, le 3 septembre 1622, il était admis à la profession solennelle des quatre vœux, et c’est en la signant qu’il se
déclarait esclave des nègres pour toujours.
C’était une belle, mais terrible œuvre que léguait au jeune Claver le vaillant Père de Sandoval, en s’enfonçant à l’intérieur des terres pour y évangéliser les tribus sauvages. Carthagène, capitale de la Nouvelle-Grenade, où toutes les cultures, toutes les mines étaient exploitées par des esclaves, était l’immense et affreux entrepôt de ces malheureux. Chaque année, on en voyait débarquer dans son port de dix à douze mille, apportés comme le plus vil bétail, non seulement sans soins, mais avec une brutalité révoltante, dans les bagnes flottants qu’on appelait des négriers. Ils arrivaient malades, désespérés, remplis d’épouvante et de haine pour leurs bourreaux, après une effroyable traversée où ils n’avaient connu que la faim, l’emprisonnement
en des casemates infectes, les injures et les coups. C’était à ces pauvres êtres que Claver s’était donné. Il guettait l’entrée au port des misérables navires, et tout de suite, avec des interprètes, chargé d’oranges, de sucreries, de biscuits, d’eau-de-vie, il montait à bord ; le sourire aux lèvres, les bras ouverts, la pitié tendre dans les yeux, il se présentait aux navrants passagers, d’abord effrayés, défiants, haineux, et puis petit à petit conquis par une si sincère bonté. Lui, les rassurait, les embrassait, les pansait, respirait sans horreur l’atmosphère empoisonnée de leurs entreponts, de toute manière essayait de leur rendre courage et de gagner leurs cœurs. Cependant il baptisait les enfants, instruisait en hâte les mourants, prodiguait ses soins aux malades les plus horribles et les plus dégoûtants. Il veillait à ce qu’on les débarquât sans violence, et quand ils étaient enfermés dans les négreries, où ils attendaient d’être vendus, il leur promettait de revenir les voir et les instruire, les consoler et les soigner. C’était ainsi à peu près tous les mois. Et il revenait en effet aux négreries, continuant, sans être jamais lassé par la stupidité, les sales passions, les turpitudes, l’ingratitude et la méconnaissance, ce ministère affreux. Toujours les plus abandonnés, les plus souffrants étaient ses préférés. Après avoir lavé, bandé les plaies hideuses où plus d’une fois il posa ses lèvres, il réunissait dans une cour ceux qui étaient assez valides ; il leur expliquait la bonté d’un Dieu sauveur, les apitoyait sur ses douleurs, ouvrait leurs yeux sur ses espérances et faisait naître en ces âmes désolées un peu de paix et de résignation.
Son cœur plein de délicatesse était fécond en inventions vraiment maternelles, jusqu’à procurer à ses pauvres enfants le plaisir, vivement goûté par eux, de quelque audition musicale. Il était à eux de toutes manières, et vraiment il ne semblait penser, agir, vivre que pour eux. Du reste jamais, — alors qu’ils étaient devenus la possession, dédaignée, méprisée, maltraitée, des blancs, — il ne cessait de s’en occuper, de les visiter, même au loin, à travers les marécages, les torrents, sous le ciel de feu ou les fracas de l’orage. A la ville, il les assemblait à l’église des jésuites, malgré les réclamations des Espagnols, des dames surtout, suffoquées de voir les nègres occuper les meilleures places ; c’était eux aussi qu’avant tout autre, il accueillait à son confessionnal. Il intercédait dans toutes leurs causes, il les protégeait contre toute violence, il tendait la main pour tous leurs besoins.
Et pourtant, si absorbé qu’il fût par un si continuel ministère, il trouvait du temps encore pour n’importe qui recourait à lui. Son action s’étendait sur la ville entière de Carthagéne ; il évangélisait les catholiques, les musulmans, les protestants, les prisonniers ; et c’était lui toujours qu’on appelait dans tous les cas désespérés, qu’il s’agît de convertir un condamné à mort, de guérir un malade, même de ressusciter un mort.
Car les miracles se multipliaient entre ses mains, sa bonté toujours émue par toutes les souffrances du corps comme de l’âme. Il est impossible d’en citer même quelques-uns. Aussi bien ne sont-ils que la menue monnaie des récompenses que Dieu accorde aux grands mérites. Mais on ne peut passer sous silence absolu ni les faveurs célestes dont il combla son humble serviteur, dons de contemplation, extases, sentiment continuel de sa présence ; — ni les vertus héroïques par lesquelles Claver les achetait ; son humilité,. à quoi répugnait si fort, naturellement, son orgueil de gentilhomme et sa violence native de Catalan ; son obéissance exacte, immédiate, sans excuse ni interprétation d’aucune sorte ; sa pauvreté, qui n’acceptait que les vêtements inutilisables par d’autres et viciait sa cellule même des objets qu’on aurait crus indispensables ; sa patience invincible sous les outrages et les mauvais traitements ; son austérité surtout, effrayante et comme inconciliable avec sa vie dévorante : il ne mangeait que quelques patates grillées ou un peu de pain ; malgré l’usage et quels que fussent la chaleur et son épuisement, il n’acceptait même pas une goutte d’eau entre ses repas ; il dormait trois heures à peine, étendu sur une simple natte ; il se flagellait jusqu’au sang trois fois chaque nuit avec des chaînes de fer et des cordes goudronnées ; il était toujours couvert d’un ciliçe de son invention, dont les crins étaient parsemés de pointes ; il ne chassait jamais les moustiques, dont il disait gaiement qu’ils lui étaient très utiles, parce qu’ « ils le saignaient sans lancettes ».
Au milieu de ces travaux et de ces vertus, la vie du Père Claver s’avançait. En 1650, la peste l’atteignit au chevet des malades ; il en guérit, mais en garda une sorte de paralysie et un tremblement des membres qui firent de ses quatre dernières années une véritable torture. Cependant Dieu lui accorda deux grandes consolations : on lui apporta un jour la Vie de son bien-aimé maître et frère Alphonse Rodriguez, nouvellement imprimée ; et le Père de Farina, en 1654, arriva d’Europe pour prendre sa succession auprès des nègres : Claver, ravi, voulut se traîner dans la chambre du nouveau-venu, et là il se jeta humblement à ses pieds pour les baiser, en disant : « Je n’ai plus maintenant qu’à chanter mon Nunc dimittis ! »
En même temps que le Père de Farina, la flotte espagnole avait apporté l’ordre aux Pères de démolir une partie de leur collège qui s’appuyait aux remparts. Il en coûtait à Claver de quitter une maison où il avait reçu tant de grâces. Il s’en plaignit doucement à Notre-Seigneur, et il lui fut répondu que, donc, il mourrait avant le premier coup de pioche des démolisseurs. Un peu plus tard, il sut que ce serait le 8 septembre, et il confia cette nouvelle heureuse à un ami. Deux jours avant, le 6, appuyé sur deux nègres, il descendit encore à l’église, où pour la dernière fois il venait chercher le Pain de vie dont il avait été si avide, Puis il remonta dans sa pauvre chambre, et la fièvre le saisit. Pourtant on n’était pas inquiet; mais le lendemain, qui était la veille du jour où devaient commencer les travaux, l’infirmier, pénétrant dans la chambre du Père, le trouva sans connaissance. Vite on s’empressa de lui donner les derniers sacrements.
La nouvelle se répandit promptement par les rues : « Le saint Père va mourir ! » Et aussitôt la ville s’émut tout entière ; à sa tête le gouverneur, les autorités ecclésiastiques, les principaux dignitaires de la cité, puis les nobles et la multitude. Elle se pressait aux portes ; comme on les défendait, elle les enfonça et de force pénétra jusqu’au moribond. Mais là, d’elle-même, elle se calme et, tout en pleurant, défile paisiblement, en silence, au pied de la misérable couche. Toute la journée du 7, Claver demeura sans connaissance, les traits paisibles et le sourire aux lèvres. A minuit, on le vit défaillir ; les assistants récitèrent les prières des agonisants ; et
comme elles finissaient, un léger frémissement courut dans les membres du mourant : il exhalait son âme, selon la promesse divine, au matin de la Nativité de la très sainte Vierge. Il avait atteint sa soixante-quinzième année. Et dans ses trente-huit ans d’apostolat, de son aveu il avait baptisé plus de 300 000 nègres.
(Père Moreau, S.J, Saints et saintes de Dieu, 1924)