15 NOVEMBRE SAINTE GERTRUDE VIERGE (1256-1302)
Humble, cachée, inconnue demeura et reste encore pour nous la vie de sainte Gertrude. Elle naquit en 1256, mais nous ne savons rien de ses parents, rien du lien de sa naissance. Dès l’âge de cinq ans, « elle fut placée par Dieu, comme un lis éclatant de blancheur, dans les parterres du jardin de l’Église, » c’est-à-dire au monastère cistercien d’Helfta, près de la ville saxonne d’Eisleben. Sa vie n’eut pas d’autres péripéties que celle de son couvent ; il ne semble pas qu’elle y ait exercé aucune charge. Elle mourut à quarante-six ans environ. C’est tout.
Mais cette pauvre fille, enfermée si jeune au cloître qu’elle ne soupçonna même pas le monde, eut la vie intérieure la plus intense ; elle entretint avec Dieu et ses anges les rapports les plus intimes, elle pénétra les secrets de la divinité, elle savoura la tendresse du Verbe fait homme, elle traita familièrement avec la Vierge et les Saints. Et les détails de cette perpétuelle conversation avec le ciel, nous les savons par ses récits mêmes, qu’elle a consignés sur l’ordre de son Époux divin, pour le bien des âmes : non pas celles de ses contemporains, car par la volonté de Dieu ses livres n’ont été connus que plus de deux siècles après sa mort, mais pour ces âges refroidis sur lesquels s’épancheraient, essayant de les réchauffer, les effluves brûlants sortis du Sacré Cœur.
Grâce à ces souvenirs, écrits de sa main ou dictés à une de ses sœurs, nous pouvons suivre ses ascensions, assister, pour ainsi dire, à ses mystérieux colloques, apprendre quelles faveurs Dieu réserve aux âmes, prévenues d’avances toutes gratuites, mais fidèles à y répondre généreusement. Lorsqu’elle fut reçue dans le cloître d’Helfta par la grande et sainte abbesse Gertrude de Hackeborn, ce n’était qu’une fillette, très intelligente et très pure. Selon l’usage établi au monastère, elle fut de bonne heure appliquée à l’étude des lettres même profanes ; l’abbesse avait coutume de dire que, « si cette étude, comme celle des sciences, venait à disparaître parmi ses filles, elles cesseraient bientôt de comprendre les saintes Écritures ; » celles-ci du reste étaient au premier rang des connaissances qu’elle demandait à ses moniales d’acquérir.
Mais la jeune Gertrude se livra peut-être avec trop de passion au charme de la littérature humaine ; elle s’en accuse du moins, comme font les saintes, en des termes évidemment exagérés qu’atténuent les témoignages de ses contemporaines. « Lorsqu’elle fut admise à l’école, disent-elles, la vivacité de son esprit et la finesse de son intelligence lui firent dépasser promptement les enfants de son âge en toutes sortes de sciences. C’est ainsi que, gardant la pureté de son cœur pendant les années de l’enfance et de l’adolescence, se livrant avec ardeur à l’étude des arts libéraux, elle fut préservée par le Père des miséricordes de toutes les frivolités qui entraînent si souvent la jeunesse. » « La pureté de son cœur, » telle fut en effet une des caractéristiques clé cette âme ; elle lui concilia la tendresse divine, qui voulut l’attirer plus complètement à elle. Et tout d’abord Dieu jeta Gertrude dans un trouble profond, « destiné, je crois, dit-elle, à renverser la tour de vaine gloire et de curiosité élevée par mon orgueil. » Il dura un mois ; et elle apprécia par lui toute la futilité de ces connaissances terrestres où elle avait placé son plaisir et sa gloriole. Enfin, quand elle eut bien compris le vide qu’elles avaient laissé en elle. Notre-Seigneur lui fit entendre son appel victorieux. Elle avait atteint sa vingt-sixième année; on était au 27 janvier 1281. Gertrude, après complies, se trouvait au milieu du dortoir. « Je venais, dit-elle, de m’incliner devant une ancienne, lorsque, relevant la tête, je vis devant moi un jeune homme plein de grâce et de beauté. Il paraissait âgé de seize ans, et tel enfin que mes yeux n’auraient pu souhaiter voir rien de plus attrayant. Ce fut avec un visage rempli de bonté qu’il m’adressa ces douces paroles (empruntées au 1er répons du 2e dimanche d’Avent) : Ton salut viendra bientôt; pourquoi es-tu consumée par le chagrin? N’as-tu pas de conseiller, pour te laisser abattre par la douleur? Et aussitôt il lui sembla qu’elle était au chœur, et là son consolateur divin lui dit encore : « Je te sauverai, je te délivrerai ; ne crains rien. » Alors « sa main fine et délicate prit ma main droite comme pour ratifier solennellement cette promesse ». Cependant Gertrude voyait, dressée entre eux, une haie d’épines si haute et si hérissée, qu’elle n’apercevait nul moyen de la franchir pour aller vers le bel adolescent ». Mais lui, la saisit tout à coup et, la soulevant sans difficulté, la plaça à côté de lui. « Je reconnus alors, sur cette main qui venait de m’être donnée en gage, les joyaux précieux des plaies sacrées… Dès cette heure, continue-t-elle, je retrouvai le calme et la sérénité ; je commençai à marcher à l’odeur de vos parfums et bientôt je goûtai la douceur et la suavité du joug de votre amour, que j’avais estimé auparavant dur et insupportable. »
Telle fut la première vision dont fut béatifiée Gertrude, prélude bien faible des faveurs indicibles qui ne cessèrent plus de la combler. Elle y répondait du reste avec une générosité telle, qu’elle courait sans arrêt, sans fatigue vers la perfection des vertus. Qu’elle les pratiquât excellemment, ses sœurs en sont garantes ; elles en donnent de beaux exemples et la louent avec de touchantes effusions. Mais quel témoin meilleur peut-on invoquer que Notre-Seigneur lui-même? A l’une de ses servantes privilégiées, il faisait ces éloges de Gertrude : « Un amour tout gratuit m’attire vers elle, et c’est ce même amour qui, par un don spécial, a disposé et conserve maintenant en son âme cinq vertus, dans lesquelles je trouve mes délices : une vraie pureté par l’influence continue de ma grâce, — une vraie humilité par l’abondance de mes dons, car plus j’opère de grandes choses en elle, plus elle s’abîme dans les profondeurs de sa bassesse par la connaissance de sa propre fragilité, — une vraie bonté qui l’excite à désirer le salut de tous les hommes, — une vraie fidélité par laquelle tous ses biens nie sont offerts pour le salut du monde, — enfin une vraie charité qui la porte â m’aimer avec ferveur de tout son cœur, de toute son âme, de toutes ses forces, et le prochain comme elle-même, à cause de moi. » Et à une autre il disait encore : « Elle est pour moi une colombe sans fiel, parce qu’elle chasse de son âme tout péché. Elle est ce lis que je me plais à porter dans ma main, parce que mon bonheur suprême consiste à prendre mes délices dans une âme chaste et pure. Elle est une rose parfumée par sa patience et son assiduité à me rendre grâces dans les adversités Elle est la fleur printanière sur laquelle mon regard se pose avec complaisance, parce que je vois dans son âme le zèle et l’ardeur nécessaires pour acquérir les vertus et arriver à une complète perfection. »
Est-ce à dire que Gertrude, ainsi prévenue de la grâce, n’eut aucun défaut, ne livra aucun combat nécessaire, fut couronnée sans avoir lutté? Non pas. Elle s’est accusée elle-même de cette tiédeur spirituelle venue de sa trop grande application aux sciences humaines. A plusieurs reprises on la voit, dans son livre, se plaindre douloureusement de ses impatiences, de sa vivacité à reprendre ce qu’elle estimait des fautes dans ses sœurs, et même de son amour-propre. Et pour qu’on ne pense pas que c’est là le fait d’une humilité qui s’analyse subtilement pour se condamner avec plus de sévérité, d’autres religieuses ont aussi constaté en elle ces premiers mouvements dont elle gémissait. Elles s’en étonnaient. Un jour sainte Mechtilde, autrefois sa maîtresse, devenue son intime amie, disait à Notre-Seigneur qui lui vantait la fidélité de Gertrude : « Si sa vie est admirable, d’où vient qu’elle juge parfois avec tant de sévérité les fautes et les négligences d’autrui? » Jésus répondit, en l’excusant : « Comme elle ne souffre jamais la moindre tache sur son
âme, elle ne peut tolérer avec indifférence les défauts du prochain. » Et en une autre circonstance : « Ce que mon élue prend pour des défauts sont plutôt des occasions de grand progrès pour son âme : car par suite de la fragilité humaine elle pourrait à peine se garantir du souffle pernicieux de la vaine gloire, si ma grâce, qui opère en elle avec tant d’abondance, n’était dérobée sous ces apparences défectueuses. De même qu’un champ recouvert d’engrais n’en devient que plus fertile, ainsi elle retirera de la connaissance de ses misères des fruits de grâce beaucoup plus savoureux. » Le divin Maître n’aurait-il pas pu ajouter qu’en laissant à sa bien-aimée ces occasions d’humiliation et de lutte, il voulait consoler la faiblesse de ses serviteurs et leur apprendre que l’âme des Saints ressemble à toutes les autres, en diffère seulement par leur vaillance à se dompter et n’arrive que par l’effort à la perfection? « Avec le temps, disait Jésus, je changerai complètement ses défauts en vertus. » Mais qu’on ne croie pas au reste que la sainteté de Gertrude fut sèche, roche et mal plaisante. Certes elle se gardait avec un soin jaloux de toute affection seulement humaine, quelque pur qu’en eût été l’objet ; mais elle avait pour le prochain une charité compatissante qui s’affligeait, s’effrayait même de ses moindres maux et s’empressait d’y remédier. « Si elle voyait quelqu’un accablé par un réel chagrin ou si elle entendait dire qu’une personne éloignée était dans la peine, aussitôt elle s’efforçait de la consoler ou lui envoyait ses consolations…
Elle demandait à chaque instant au Seigneur qu’il voulut bien consoler ceux dont elle connaissait l’affliction… Elle avait une parole douce et pénétrante, un langage si éloquent, si persuasif, si efficace et si rempli de grâce, que plusieurs affirmèrent entendre l’Esprit de Dieu par sa bouche, tant leurs cœurs avaient été attendris et leurs volontés transformées. Dans cette âme exquise Notre-Seigneur se plaisait ; il aimait à le lui dire en des termes singulièrement tendres. Un jour elle s’écriait : « Rien ne peut me plaire ici-bas, si ce n’est vous, ô mon très doux Seigneur ! — Et moi, lui répondit-il, je ne vois rien au ciel et sur la terre qui puisse me plaire sans toi, car mon amour s’unit à toutes mes joies. Si je prends mes délices dans des choses diverses, c’est avec toi que je les trouve, et plus elles sont abondantes, plus grande est la part que tu en reçois. »
Cet amour, Jésus ne l’exprimait pas seulement par des paroles. Il prodiguait à son élue les faveurs les plus extraordinaires qu’il ait jamais accordées aux Saints les plus privilégiés. Dès 1283, il gravait au cœur de Gertrude les stigmates sacrés de ses plaies ; en 1290, il la frappait d’une flèche de feu qui la navrait d’amour ; puis l’âme de sa servante, « semblable à une cire doucement amollie sous l’action du feu, » recevait, comme d’un sceau, l’empreinte « de la resplendissante et toujours tranquille Trinité. » Déjà son divin Époux, la veille de l’Annonciation de 1281, lui avait accordé ce don de le sentir sans cesse présent ; et huit ans après elle avouait : « Depuis ce jour, mon âme n’a pas cessé de jouir de votre douce présence ; quand je descends en moi, toujours je vous y trouve… » En d’autres circonstances, à trois reprises au moins, elle fut « ravie dans une telle union (avec Notre-Seigneur), qu'(elle) estimait comme un miracle d’avoir pu vivre ensuite ici-bas comme une simple mortelle ».
Encore, « le Seigneur (lui) fit entrevoir les grâces innombrables dont (il) comblerait les derniers jours de (son) exil et les ineffables douceurs qui (lui étaient) réservées dans la céleste patrie ». — « O créateur des astres, s’écriait-elle à de tels souvenirs, j’ai reçu vos immenses bienfaits, les douces joies de l’âme, la marque de vos très saintes plaies, la révélation de vos secrets, ‘les familières caresses de votre amour. En tout cela j’ai goûté plus de joies spirituelles que le monde n’eût procuré de satisfaction à mes sens, si ;je l’avais parcouru de l’Orient à l’Occident. » Mais il est une faveur précieuse entre toutes, qui doit rendre à nos temps Gertrude particulièrement vénérable et chère. Entre tous les Saints, elle a été spécialement initiée au culte du Sacré Cœur ; elle en a reçu la révélation et, si elle, n’a pas été chargée de la faire passer au monde, — cette mission était réservée à sainte Marguerite-Marie, — elle a connu la tendresse brûlante et les exquises délicatesses du Cœur de Jésus. Elle en a joui, elle les a savourées ; il ne semble pas que lui ait été révélée l’autre face de cette dévotion, l’austère réparation dont la visitandine du XVè siècle serait la victime et l’apôtre. Mais avec saint Jean elle reposa longuement sur la poitrine du Seigneur, et tandis qu’elle frémissait de délices en entendant battre « ce très doux Cœur », le disciple bien-aimé lui apprit que « la douce éloquence des battements du Cœur sacré (était) réservée pour les derniers temps, afin que le monde vieilli et engourdi se réchauffe dans l’amour de son Dieu ». Elle n’y reposa pas seulement : un jour, tandis que Jésus lui expliquait « d’une voix harmonieuse, qui résonnait comme la suave harmonie d’une harpe touchée par un maître habile », ces mots qu’il lui adressait : Veni, mea, ad me; inlra, meum, in me,… elle « fut attirée vers le Cœur du Seigneur d’une façon merveilleuse… et se trouva bientôt introduite dans le sein de son Époux et de son Dieu. En cet asile sacré, ce qu’elle a senti, ce qu’elle a vu, ce qu’elle a entendu, goûté et touché du Verbe de vie, elle seule le sait, et Celui qui daigna l’admettre à une union si sublime, Jésus, l’Époux des âmes aimantes, qui est le Dieu béni en tous les siècles et par-dessus tout. » Amen ! A peine est-il possible de donner ici une l’incomplète et froide idée de la vie intérieure de Gertrude. C’est dans son livre qu’il faut en chercher l’entière connaissance, ce livre écrit ou dicté sur l’ordre instant et répété de Jésus lui-même, et dont le Maître divin disait, lorsqu’il fut achevé, en le serrant contre lui : « Je presse mon livre contre ma poitrine sacrée, afin que tous les mots qu’il contient soient pénétrés jusqu’aux moelles par la douceur de ma Divinité.. Celui qui lira ce livre avec une humble dévotion y trouvera le fruit du salut éternel. »
Source : Saints et saintes de Dieu, Tome II, Père Moreau, p.620-627